Agnès Pezeu est une peintre du corps. Un corps, celui de l’être humain, approché par cette artiste française d’une façon sensitive, vibrante, incarnée, plus que figurative. Peindre nos corps ? Pour cette artiste pas ennemie du dernier Matisse, il s’agit là, non d’abord de produire une image mais bien de saisir une énergie – celle de la vie même, dont la peinture veut être la métaphore et la célébration. Non sans hasard, les toiles d’Agnès Pezeu piègent de toute leur matière peinte le tracé excité de figures habitées, bien vivantes, le contraire de modèles froids, de gisants ou de fantômes.
En 2007, dans une galerie parisienne, Agnès Pezeu expérimente pour la première fois une méthode originale de représentation du corps humain . Cette expérience nouvelle pour l’artiste a lieu lors d’un vernissage, en présence des visiteurs. Au sol, à l’horizontale, l’artiste couche d’abord une toile couverte de peinture acrylique orange. Elle invite qui le souhaite, entre les personnes présentes, à prendre une pose, en s’allongeant sur la toile, tandis qu’elle conte une histoire, tirée de contes de l’âge classique, de Grimm ou de Perrault. On peut tenter l’expérience habillé, ou dévêtu, peu importe, seul ou avec quelqu’un. À chaque candidat de choisir sa posture, ainsi que l’apparence qu’il entend se donner, en fonction de son humeur du moment et de sa réactivité au récit de l’artiste. Armée d’un pastel de couleur sombre, Agnès Pezeu trace alors rapidement le contour de la personne allongée, au vol, dans cet esprit : donner, d’une attitude éphémère, une représentation graphique. La toile obtenue, de manière sobre, est ensuite punaisée à la verticale sur une cimaise de la galerie. Puis ainsi de suite : autres corps, autres captures d’une autre attitude, selon un mode sériel.
Agnès Pezeu est peintre comme on est chercheur. Elle quête un instant de vie, une attitude, elle donne corps à une pulsion. Ce faisant, elle expérimente un rapport privilégié entre elle-même, en tant que ce peintre qui propose, et un modèle qui, lui, dispose, joue sa propre partition. La figuration l’intéresse à l’évidence moins que le rapt d’énergies vitales, d’instants partagés, tout en valorisant la création plastique comme un intense moment d’échange. L’artiste, de même, laisse sa chance à l’aléatoire : la rencontre n’est pas en tout programmée ; vient qui veut ; s’associe, à l’entreprise, qui le souhaite, sans que joue un rapport d’autorité et sans que rien ne pèse en amont, au registre de l’élaboration de l’œuvre.
Avec chaque réalisation plastique de ce type, Agnès Pezeu peintre engage en somme l’équivalent d’un pari. Mis en face de sa proposition, quelqu’un déclarera-t-il « Banco, j’y vais » ? Recueillera-t-elle, elle l’artiste, le Dichter, le maître de cérémonie, l’adhésion sincère ou, au contraire, une lourde et pénible indifférence ? L’enthousiasme sous-jacent à son offre d’un échange hors norme sera-t-il au rendez-vous ? Quand bien même autrui accepterait de collaborer avec l’artiste, l’œuvre « montera »-t-elle, le geste saisira-t-il ce qu’il convient de saisir de la pose, de l’attitude, de l’énergie, de l’état d’esprit du modèle au moment où il s’implique dans sa « prise de corps » ? Car le risque, bel et bien, c’est que le courant ne passe pas, que la tension l’emporte sur le don, d’une nature double, en l’occurrence : don de son corps à l’artiste pour le modèle improvisé ; don, de la part de l’artiste, de son geste qui désigne, cerne et identifie le modèle.
Terrasser le corps par la peinture, lui intimer de se poser là, sur une toile disposée à l’horizontale, et de se laisser faire ? Assurément non. Le geste de peinture qu’orchestre ici Agnès Pezeu n’instrumentalise en rien son modèle d’un moment. Nul rapport entre ce geste et, par exemple, celui d’un Piero Manzoni se contentant en son temps de signer des femmes nues, à même leur épiderme – une forme d’appropriation brutale signant de façon fort traditionnelle, en dépit des apparences, l’hégémonie et la suprématie du peintre sur son modèle.
Tel qu’Agnès Pezeu le sollicite, plutôt, le corps de l’autre est d’abord celui d’un partenaire en création, celui d’un allié objectif. Façon de signifier : « Cette peinture, on va la faire à deux, ou à plusieurs, chacun va donner, de soi, quelque chose ». L’héritage que transcende Agnès Pezeu, dès lors, serait plutôt à chercher du côté de la performance euphorique, celle d’un Jean-Jacques Lebel aux heures glorieuses des festivals parisiens de la Libre expression, dans les années 1960, plus que du côté cérémoniel d’un Yves Klein, dont les célèbres Anthropométries n’ont qu’un lointain rapport avec le travail de Pezeu, seraient-elles caractérisées à l’identique par un travail direct, et en direct, du peintre en charge de son modèle. Yves Klein, c’est l’autorité, c’est le peintre qui dicte les conditions et règle les poses. Agnès Pezeu, c’est au contraire la mise en forme d’un geste libre, la sollicitation faite au modèle de façonner sa pose et, ce faisant, de créer pour l’artiste une image, une représentation de soi.
Don et contre-don sont dans toutes les cultures humaines l’expression d’une stratégie sans doute moins benoîtement altruiste que nécessaire : j’ai besoin de l’autre et inversement, nous nous gratifions mutuellement. La manière spécifique dont opère Agnès Pezeu signale dans cette optique un choix respectable : se positionner à égalité de pouvoirs, n’utiliser l’autre que dans la seule mesure où lui, en retour, vous utilise. Pas de naïveté, l’échange, on le sait bien, n’est jamais à compte nul. Et c’est parce que chacun y trouve son affaire que l’expérience artistique se fait productive.
Inscrire le corps d’autrui dans l’œuvre d’art ? Oui, mais sous cette condition, pour la circonstance non négociable : lui restituer sa part de lumière.
Paul Ardenne
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